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Photo du rédacteurYanik Comeau

Théâtre: «Un Reel ben beau, ben triste» de Jeanne-Mance Delisle: les sanglots du violon à une corde

par Yanik Comeau (Comunik Média/ZoneCulture)

Depuis plusieurs années, je déplore que notre jeune dramaturgie ne puisse pas développer une véritable banque de classiques parce que trop peu de nos pièces sont reprises. Bien sûr, il ne s’agit pas de tomber dans l’autre extrême et de se noyer dans la nostalgie parce qu’après tout, nous avons un vigoureux bassin de créateurs aux plumes prolifiques mais que certains de nos auteurs voient leurs pièces produites davantage à l’étranger et dans différentes langues mais très peu chez nous a quand même quelque chose d’étonnant.



Voilà pourquoi je me suis réjoui lorsque Lorraine Pintal a programmé Bilan de Marcel Dubé, que Claude Poissant a monté Bonjour, là, bonjour de Michel Tremblay, que Denise Filiatrault a ressuscité Les Fées ont soif de Denise Boucher (une production qui a connu un succès foudrayant, au-delà de toutes les attentes), que Duceppe a annoncé une nouvelle production de Moi, dans les ruines rouges du siècle d’Olivier Kemeid et que le Rideau Vert a dévoilé qu’il allait proposer Un Reel ben beau, ben triste de Jeanne-Mance Delisle, une pièce qui a été créée en 1979 et dont les deux seules autres productions professionnelles connues remontent à 1981 au TNM et 1993 à La Bordée.



Qualifiée très justement de «diamant noir» de la dramaturgie québécoise dans la promotion du Rideau Vert, cette pièce – dure, crue, écrite dans une langue drue et sans compromis et créée seulement onze ans après le «scandale» des Belles-Sœurs – propose une thématique dure (violence familiale et conjugale, physique et psychologique, inceste) avec des personnages plus grands que nature. Bien que je me rappelle l’avoir lue lorsque les Éditions de la Pleine Lune l’ont publiée il y a plus de trente ans, j’avais oublié à quel point les mots étaient d’une violence inouïe. Évidemment, lorsque je l’ai lue il y a plus de trente ans, nous n’étions pas dans une ère où la moindre virgule devait être déplacée pour ne pas heurter la sensibilité de qui que ce soit. Mais il faut néanmoins applaudir le courage de l’équipe qui a pris le pari de monter la pièce sans dénaturer son texte. Parce qu’après tout, pourquoi la monter si c’est pour la caviarder ?



Ainsi, cinq ans après avoir ouvert la saison avec Les Fées ont soif, le Rideau Vert ouvre sa saison (L’Ombre était un spectacle pré-saison, après tout) avec un texte qui aura fait un moins gros scandale à l’époque de sa création mais qui, aujourd’hui, heurte encore plus les sensibilités. C’est à Marc Béland que l’on a confié la mise en scène, lui qui n’est pas étranger aux pièces dures et aux personnages noirs (Being at Home with Claude, Caligula, l’univers de Claude Gauvreau, celui de Wajdi Mouawad…) et qui dirige une distribution formidable dans un décor sinistre et suffoquant de Charlotte Rouleau et des éclairages ingénieux de Cédric Delorme-Bouchard qui frôlent le macabre.



Bien sûr, la fabuleuse Nathalie Mallette, qui nous a fait rire il y a deux saisons dans Vania et Sonia et Macha et Spike de Christopher Durang sur les mêmes planches du Rideau Vert et qui prend une pause de la mademoiselle L’Espérance de Symphorien qu’elle joue en tournée depuis deux ans, nous montre son énorme talent de tragédienne puissante et nuancée. Il y a ses trois filles, celles qui vivent toujours sous son toît, incarnées par un trio de l’enfer, Ève Duranceau, Sarah Laurendeau et Gabrielle Lessard, et Benoît Mauffette, leur beau-frère, le mari de leur sœur, mais ce sont les formidables découvertes que l’on fait en Frédéric Boivin (puissant comédien qui incarne l’horrible Tonio, le père) et en Christophe Payeur qui incarne le p’tit frère Gérald (dit Ti-Fou), simple d’esprit incroyablement touchant et qui brille par son interprétation jamais caricaturale, qui glacent le sang. Phénoménaux!



Maintenant qu’on peut se remettre Un reel ben beau ben triste sous la dent, peut-on espérer qu’un théâtre (le Rideau Vert ou un autre) s’aventure à remonter Un Oiseau dans la gueule de la même Jeanne-Mance Delisle ou que l’on revisite les œuvres de Jovette Marchessault avant qu’elle ne devienne que le nom d’un prix comme Honoré-Beaugrand est devenu juste une station de métro? J’ose en faire le souhait.



Un Reel ben beau, ben triste de Jeanne-Mance Delisle

Mise en scène: Marc Béland

Assistante à la mise en scène: Pascale D’Haese

Avec Nathalie Mallette, Frédéric Boivin, Ève Duranceau, Jimmy Jean, Sarah Laurendeau, Jean-Sébastien Lavoie, Gabrielle Lessard, Benoît Mauffette et Christophe Payeur

Décors: Charlotte Rouleau

Éclairages: Cédric Delorme-Bouchard

Costumes: Fany McCrae

Musique: Éric Normand

Accessoires: Éliane Fayad

Maquillages: Sylvie Rolland Provost

Une production du Théâtre du Rideau Vert

Du 27 septembre au 28 octobre 2023 (1h20 sans entracte)

Théâtre du Rideau Vert, 4664, rue Saint-Denis, Montréal

Réservations: 514-844-1793

Photos : Eve B. Lavoie

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