par Yanik Comeau (Comunik Média/ZoneCulture)
Difficile de ne pas être complètement séduit par la proposition de Laurence Dauphinais, comédienne, autrice, metteure en scène bilingue qui travaille des «deux côtés du boulevard Saint-Laurent» ou plutôt des deux côtés de la barrière psychologique entre le théâtre anglophone et le théâtre francophone montréalais. Comme elle l’explique dans son Cyclorama, présenté jusqu’au 5 novembre entre le Centaur Theatre et le Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, avec une balade guidée en autobus au cœur de la représentation, son questionnement sur les deux solitudes remonte à ses années à l’École Nationale de Théâtre du Canada, rue Saint-Denis, où elle croisait les étudiants de la National Theatre School of Canada sans jamais leur adresser la parole et qu’elle trouvait tout cela bien étrange.
À l’instar de J’aime Hydro qui posait plusieurs questions dont «A-t-on vraiment besoin de construire de nouveaux barrages hydroélectriques qui harnachent des rivières?», Cyclorama questionne le clivage entre les deux communautés théâtrales montréalaises bien distinctes qui ignorent à peu près tout l’une de l’autre, même auprès de la majorité des interprètes bilingues qui travaillent des deux côtés de la Main. Celle qui écrit principalement en français mais joue autant chez les Anglophones que chez les Francophones a réuni autour d’elle des artistes et pédagogues pour élaborer son questionnement et en profiter pour dresser un historique du théâtre montréalais du la fin du dix-huitième siècle à nos jours.
La forme est éclatée et éclatante. On rassemble d’abord le public au Centaur Theatre du Vieux-Montréal, celui que Maurice Podbrey et Elsa Bolam ont fondé sur les ruines d’un projet de Jacques Languirand dans les locaux de la vieille Bourse de Montréal, pour une rafraîchissante présentation du projet, une amusante et efficace mise à table par les habiles pédagogues et communicateurs Alexandre Cadieux, anciennement prof de dramaturgie à l’UQAM maintenant à l’emploi du Centre des auteurs dramatiques, et Erin Hurley, professeure d’histoire du théâtre à McGill, et le préambule à une histoire très humaine et pertinente, celle de deux jeunes comédiens (Laurence Dauphinais elle-même et Antoine Yared) qui se sont en quelque sorte faits adopter par le milieu anglophone et, dans le cas du second, a même quitté Montréal pour le prestigieux Stratford Festival où les histoires d’identité culturelle ont rapidement cédé la place à une passion pour Shakespeare et une distance avec la dramaturgie québécoise et la québécitude.
Ensuite, dans les autobus qui mènent les spectateurs du Centaur au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, le deuxième producteur du spectacle, on a droit à une fascinante balado narrée par Alexandre Cadieux et Erin Hurley avec des extraits d’entrevues avec Marco Micone et Michelle Rossignol, entre autres. Passionnant.
Puis, on arrive au CTDA où on a encore droit à un riche cyclorama d’extraits de reportages pour une passionnante mise en contexte historique accompagnés de photos et d’images d’archives et on se régale de souvenirs, notamment sur l’emplacement de l’ancien Théâtre d’Aujourd’hui.
Malgré le fait que certains des faits cités puissent être remis en question (certains érudits de notre théâtre criaient même aux mensonges à la sortie du Théâtre d’Aujourd’hui le soir de la première), on ne peut que se régaler de cette proposition, surtout au niveau de la forme.
Malheureusement, au niveau du fond, peut-être parce que le projet était trop ambitieux ou que la matière était tout simplement trop volumineuse, on l’échappe à plusieurs niveaux. Autant l’histoire d’Antoine et Laurence, tant ce qui les a unis dans le passé que ce qui a fini par les séparer, aurait pu être développée de meilleure façon (où étaient les nombreux conseillers dramaturgiques associés au projet? Pourquoi passer autant de temps sur un extrait de Roméo et Juliette qui, au-delà des deux solitudes entre leurs familles, nous écarte du propos), autant il est inconcevable que l’on parle de ce qui sépare et de ce qui réunit les deux solitudes du théâtre montréalais sans mentionner Steve Galluccio (Mambo Italiano qui a été un des plus grands succès commerciaux du Centaur et de Duceppe et dont les pièces suivantes ont systématiquement été traduites et jouées la même saison ou la saison suivante en français), sans parler de Vittorio Rossi du côté des anglophones, de Guy Sprung qui a monté Long Long Short Long de Trevor Ferguson en anglais puis en français chez Duceppe sous le titre Le Pont, sans parler davantage de Tremblay monté dans les deux langues (merci, Roy Surette, entre autres!), des productions anglophones des pièces de Michel Marc Bouchard, d’auteurs qui ont été si importants au Théâtre d’Aujourd’hui comme Normand Chaurette, Serge Boucher et Carole Fréchette…
Il n’y a pas de doute dans mon esprit que tant le Centaur et le Centre du Théâtre d’Aujourd’hui pourraient, chacun de leur côté, se créer un riche spectacle de théâtre documentaire sur leur propre histoire, comme de nombreuses autres compagnies de théâtre de chez nous. Là n’était pas l’objectif mais je n’insisterais pas autant si l’objectif de parler des deux solitudes avait été mieux atteint.
Bien sûr, il fallait éviter que le spectacle ne dure 10 heures et on en sort néanmoins heureux parce que l’expérience en vaut la chandelle, mais certains éléments ont pris le dessus sur d’autres et c’est là que je me questionne.
Cyclorama
Texte: Laurence Dauphinais
Mise en scène: Laurence Dauphinais
Interprétation: Laurence Dauphinais, Antoine Yared, Alexandre Cadieux et Erin Hurley
Conseil historique: Alexandre Cadieux, Erin Hurley
Assistance à la mise en scène: Charlie Cohen
Scénographie: Robin Brazill
Costumes : Cynthia Saint-Gelais
Accessoires et assistance à la scénographie: Marie-Ève Fortier
Musique originale: Navet Confit
Conception vidéo: Allison Moore
Maquillages et coiffures: Justine Denoncourt-Bélanger
Conseil dramaturgique: Cristina Cugliandro, Mathieu Gosselin, Camille Trudel
Intégration vidéo: Pierre Laniel
Sonorisation: Gabrielle Couillard
Surtitres: Elaine Normandeau
Régie surtitres: Mélodie Lupien
Recherche historique: Alexis Paquette-Lacasse
Équipe technique: Eric-William Quinn, Judith Rémillard, Ophélie Lacasse, Annie Préfontaine, Anaé Lajoie Racine, Coralie Cloutier, Philippe Bélanger, Sébastien Savoie, Frédéric Dessoly, Mariklôde Tardi, Antoine Babin
Une coproduction du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui et du Centaur Theatre Company
Du 11 octobre au 5 novembre 2022 (2h45 en trois parties. Centaur: 1h; autobus: 30 minutes; CTDA : 40 minutes) *** Supplémentaire: dimanche le 6 novembre 2022 à 14h
Centaur Theatre – 453 R, rue Saint-François-Xavier, Montréal
Salle Michelle-Rossignol – Théâtre d’Aujourd’hui, 3900, rue Saint-Denis, Montréal
Billetterie: 514-282-3900 poste 1
Photos: Valérie Remise
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