par Yanik Comeau (Comunik Média / ZoneCulture)
Chaque nouvelle pièce de Michel Tremblay est un événement. Chaque nouvelle pièce de Michel Tremblay est attendue pour être mesurée aux Belles-Sœurs, à À toi, pour toujours, ta Marie-Lou, à Albertine, en cinq temps, au Vrai monde ? Chaque nouvelle pièce de Michel Tremblay n’atteint pas le statut de chef d’œuvre mais comme un critique avait déjà dit, «un Tremblay moyen, c’est quand même un Tremblay». En d’autres mots, même quand Tremblay n’est pas au sommet de sa forme, on passe quand même un bon moment parce que c’est Tremblay, un auteur de grand talent qui n’est jamais complaisant et qui a toujours dit que le jour où il n’aurait plus rien à dire, il cesserait d’écrire.
Force est d’admettre qu’à presque 80 ans (il les aura le 25 juin prochain), après un de ces Tremblay moyens pondu pendant la pandémie comme cadeau pour Denise Filiatrault et Jacques Godin pour fêter les cinquante ans de Johnny Mangano and His Astonishing Dogs (Coronavarius présenté comme radio-théâtre avec Gilbert Sicotte en remplacement de Godin qui sera mort quelques semaines trop vite), notre plus grand dramaturge est toujours pertinent, drôle, touchant, brillant… et que son univers transcende toujours les générations, touchant autant la sienne que celle de votre tout-dévoué ou celle de ma fille de 19 ans qui ne manquerait pour rien au monde une production d’une de ses pièces et qui, après avoir ri et pleuré, à la sortie de la représentation, essuyant ses larmes, m’a dit : «J’espère qu’il n’arrêtera jamais d’écrire».
Parce que c’est un peu de ça dont il s’agit dans Cher Tchekhov. Au-delà du bel hommage qu’il rend au grand médecin russe à qui l’on doit entre autres La Cerisaie, La Mouette, Les Trois Sœurs et Oncle Vania que Tremblay a lui-même adapté en collaboration avec Kim Yaroshevskaya il y a 40 ans pour le CNA et le TNM, c’est Michel Tremblay à travers son alter ego, Jean-Marc, le prof de cégep devenu dramaturge, qui se demande si ce qu’il a à dire est encore intéressant, s’il n’est pas dépassé par «les petits jeunes qui poussent» et qu’il aime mais dont il ne comprend pas toujours les œuvres. C’est Michel Tremblay qui fait écho à Tchekhov, lui qui, avant Tremblay, a tant écrit sur la famille. C’est Michel Tremblay qui, dans une mise en abîme non sans rappeler la famille réelle et la famille fictive qui s’entrecroisent dans Le Vrai Monde ?, la seule autre pièce de Tremblay où il est question d’écriture, d’auteur et de sources d’inspiration, nous invite à une séance de travail pendant laquelle il se relira, se corrigera, procédera à des changements dans une «vieille pièce pas finie», sa seule, qui prenait la poussière dans un tiroir.
Cher Tchekhov, c’est la pièce qu’il devait «sortir» il y a plusieurs années mais qui lui avait causé trop d’insécurité pour qu’il la termine. La pièce dont le sujet s’était transformé en roman (Le Cœur en bandoulière, suite du Cœur découvert, du Cœur éclaté…) et qui enfin, grâce à un tour de passe-passe et cette brillante mise en abîme, trouve enfin le chemin de la scène et pourrait très bien s’inscrire parmi les pièces marquantes du dramaturge. Si elle s’avérait être sa dernière (ce que personne ne souhaite évidemment, surtout pas ma Charlotte !), on pourra dire qu’il aura quitté la scène sur un high. Avec une pièce qui mériterait de faire le tour du monde et être traduite dans toutes les langues parce qu’aussi universelle dans son aspect local que toutes ses plus grandes pièces… et même plusieurs des moins grandes.
Parce que Cher Tchekhov est un bijou. Un hommage à Tchekhov certes avec ses nombreux clins d’œil (Claire, Gisèle et Marie, les trois sœurs de Benoît le dramaturge, le repas familial autour d’une table champêtre, le «théâtre dans le théâtre» comme dans La Mouette, les nombreuses mentions de cette pièce et du personnage d’Arcadina qu’ont joué la mère disparue et Claire encore plus récemment) mais du pur Tremblay avec ses dialogues choraux à la Messe solennelle pour une pleine lune d’été, Sainte-Carmen de la Main et Albertine, sa nostalgie comme dans La Maison suspendue, ses monologues qui nous font plonger dans l’intériorité des personnages (dans ce cas-ci, les personnages que l’on pourrait dire plus secondaires) et donnent aux acteurs des numbers et de la viande autour de l’os, des répliques savoureuses, parfois caustiques, toujours vraies, toujours efficaces.
Autour de ce nouveau texte, le metteur en scène Serge Denoncourt, amoureux de Tchekhov et de Tremblay, un des deux dignes héritiers d’André Brassard (l’autre étant René Richard Cyr, bien sûr), aussi amoureux de Tchekhov et de Tremblay, sans jamais être complaisant devant les grands auteurs, rassemble une équipe de comédiens remarquables. L’incontournable Gilles Renaud, défendeur du personnage de Jean-Marc depuis Les Anciennes Odeurs à aujourd’hui; la formidable Anne-Marie Cadieux qui a ouvert et fermé la saison du TNM avec des personnages plus grands que nature écrits sur mesure pour elle; Maude Guérin et Isabelle Vincent, criantes de vérité; Henri Chassé, qui nous montre sans cesse qu’il est un de nos plus grands et qui replonge avec une telle simplicité dans l’univers de Tremblay après avoir joué Bonjour, là, bonjour, Le Vrai Monde ?, Encore une fois si vous permettez, Enfant insignifiant ! et mis en scène Le Vrai Monde ?; le très touchant Patrick Hivon en amoureux de Benoît, l’outsider qui a pris du temps à se sentir accepté dans la famille; Hubert Proulx dans le rôle du frère cadet, le comédien qui s’est toujours senti un peu dans l’ombre; et Mikaïl Ahooja que j’aime d’amour dans tout ce qu’il fait et a sans doute le rôle le plus ingrat dans tout ça puisque le rôle du critique est peut-être le moins développé de la partition.
Dans un magnifique décor de Guillaume Lord (s’attendrait-on à moins de ce grand scénographe?), une musique originale de Laurier Rajotte (quel talent!) et des éclairages de Martin Labrecque, virtuose de la lumière, on a droit à une fin de saison digne de celle de 2018-2019 lorsque le TNM avait créé La Nuit où Laurier Gaudreault s’est réveillé de Michel Marc Bouchard, justement un des auteurs qui a poussé après Tremblay et qui, comme celui-ci, continue à se renouveler et à demeurer pertinent lui aussi, même s’il n’est plus «jeune, jeune». Disons que Tremblay aura pu mieux coexister avec les Serge Boucher, Catherine Léger, Annick Lefebvre, Fanny Britt, Rébecca Déraspe, Steve Gagnon, David Paquet, Catherine-Anne Toupin, Olivier Arteau et compagnie que Marcel Dubé lorsque lui est arrivé dans le décor.
Cher Tchekhov de Michel Tremblay Mise en scène: Serge Denoncourt Assistance à la mise en scène: Marie-Christine Martel Avec Gilles Renaud, Anne-Marie-Cadieux, Henri Chassé, Patrick Hivon, Isabelle Vincent, Maude Guérin, Mikaïl Ahooja et Hubert Proulx Décor: Guillaume Lord Costumes: Sylvain Genois Éclairages: Martin Labrecque Musique originale: Laurier Rajotte Maquillages et coiffures: Amélie Bruneau-Longpré Accessoires: Julie Measroch Régie: Andréanne Garneau Une production du Théâtre du Nouveau Monde 3 au 28 mai 2022 (Durée: 1h45 sans entracte) *** Supplémentaires : Dimanche 29 mai 14h; mardi 31 mai 19h30; mercredi 1er juin 19h30; jeudi 2 juin 20h; samedi 4 juin 15h Théâtre du Nouveau Monde, 84, rue Sainte-Catherine Ouest, Montréal Billetterie: 514-866-8668, poste 1 - https://tnm.qc.ca/?spectacle=cher-tchekhov&saison=2021-2022 Photos: Yves Renaud
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