par Yanik Comeau (ZoneCulture/Comunik Média)
Le moins que l’on puisse dire, c’est que Sarah Berthiaume, comme plusieurs auteures de sa génération cette saison, est en feu. Après l’extraordinaire Antioche présentée par le Théâtre Bluff à la Salle Fred-Barry à l’automne, une autre de ses pièces investit ces jours-ci la salle principale du Théâtre d’aujourd’hui quelques années seulement après la création de Yukonstyle dans la même salle. Avec Nyotaimori, on reconnaît la voix Sarah Berthiaume, son style direct mais fin, dans un texte d’une grande intelligence et d’une originalité naturelle, jamais racoleuse.
Nyotaimori, c’est un titre qu’on prend un moment à apprendre à dire… un titre qui ne nous est pas naturel, un mot japonais qui nomme un étrange – pour nous, du moins – mais très ancien rituel qui consiste à manger des sushis sur le corps nu d’une femme.
Que cette pièce nous arrive au milieu de l’ère des #Moiaussi et des #Etmaintenant n’est sans doute que hasard puisque Sarah Berthiaume n’a clairement pas écrit sa pièce il y a six mois, mais la thématique – si elle était vraiment au cœur du fil dramatique – pourrait s’avérer on ne peut plus «malaisante». Pourtant, le Nyotaimori, bien que mentionné quelques fois dans la pièce et habilement «utilisé» pour boucler la boucle de cette pièce brillante en tout point, n’en est néanmoins que le B story pour ne pas dire symbolique et accessoire. N’allez cependant pas croire que je le reproche à Sarah Berthiaume. Bien au contraire ! Encore une fois, elle exploite brillamment ses talents de conteuse, de dramaturge, de créatrice de personnages, de dialoguiste… et inscrit son texte, on ne peut plus pertinent, dans un contexte social et artistique. Et ça frappe fort sans pour autant aliéner le public.
Tous les travailleurs autonomes/pigistes «président de ma petite entreprise qui travaille sur son laptop dans un café ou dans un espace de coworking branché dans une ancienne usine de textile du (…) insérer ici le nom d’un quartier branché ou en émergence» se reconnaîtra dans le rôle de Maude incarné par la sublime et attachante Christine Beaulieu (qui vient tout juste de remporter le Prix Michel-Tremblay du Conseil des arts et des lettres du Québec pour le texte de J’aime Hydro qu’elle jouera encore en tournée tout de suite après Nyotaimori). Journaliste, chroniqueure, blogueuse, auteure,… difficile de ne pas rire quand elle énumère ses nombreux «métiers» à Philippe Racine (excellent dans ses trois rôles) dans le premier tableau de la pièce.
Gérer le stress du statut de pigiste, apprendre à dire non au risque de refuser «le» contrat qui fera tout débloquer, qui nous mettra sur la mappe, qui nous fera connaître, c’est le quotidien de Maude. Pas du tout celui de sa blonde (Macha Limonchik touchante, vraie, forte dans ses trois rôles), enseignante de troisième année primaire, qui n’a pas du tout le même rythme de vie. Certes, le métier d’enseignant n’est pas de tout repos et les deux mois de vacances d’été que Maude, bien malgré elle, dans un moment d’exaspération, lui lancera au visage sont les bienvenus quand on a tout donné à une classe difficile pendant dix mois, mais les problèmes sont ailleurs. Quand Maude aura – encore une fois – mal calculé ses échéanciers et devra demander à son amoureuse de reporter un autre de leurs voyages de vacances, leur Thelma and Louise bien à elles qui ne se terminera pas au fond du Grand Canyon, la spirale de Maude spinera out of control.
Transcendant le temps et l’espace, Sarah Berthiaume nous transportera dans une usine Toyota au Japon et dans un sweat shop qui fabrique des soutien-gorge en Inde. Habilement, l’auteure nous fera non seulement voir que, même si le travail n’est pas perçu ou vécu de la même façon ailleurs dans le monde, il demeure une préoccupation majeure, un facteur de risque pour la santé mentale et physique où que l’on soit, mais encore que tout est étrangement relié, que nous sommes tous un peu dépendants ou connectés l’un à l’autre. Le battement d’ailes du papillon. Et c’est là, encore, la force de Sarah Berthiaume qui, avec Sébastien David, directeur artistique de La Bataille, cosigne une mise en scène épurée et diablement efficace, mettant de l’avant texte et acteurs béton.
Avec Nyotaimori, le directeur artistique du Centre du Théâtre d’aujourd’hui, Sylvain Bélanger, poursuit une saison coup de cœur qui fait la place belle aux femmes (Evelyne de la Chenelière, Marianne Dansereau, Rachel Graton, Sarah Berthiaume, Alexia Bürger…) tant dans la salle principale que dans la salle Jean-Claude-Germain sans pour autant donner aux hommes l’impression qu’ils n’ont plus leur place. Ce serait quand même étrange sous un directeur artistique masculin après les huit saisons marquantes de Marie-Thérèse Fortin à la barre du théâtre de la rue Saint-Denis.
Nyotaimori de Sarah Berthiaume Mise en scène : Sarah Berthiaume et Sébastien David Avec Christine Beaulieu, Macha Limonchik et Philippe Racine Une création de La Bataille en coproduction avec le Centre du Théâtre d’aujourd’hui 16 janvier au 3 février 2018 – complet jusqu’à la fin sauf supplémentaires les samedis 27 janvier et 3 février à 20h et billets 2 pour 1 du jeudi – 10 paires seulement sur place dès 19h (1h40 sans entracte) Salle principale – Centre du Théâtre d’aujourd’hui, 3900, rue Saint-Denis, Montréal Réservations : 514-282-3900 Photos : Valérie Remise
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