par Yanik Comeau (Comunik Média / ZoneCulture)
La crise des subprimes aux États-Unis a frappé l’imaginaire tout autant qu’elle a fait imploser l’économie mondiale et bouleversé (peut-être trop temporairement) la façon de faire des banques. Plusieurs œuvres artistiques se sont inspirées des événements les plus troublants pour Wall Street depuis le krash boursier de 1929. Les magouilles des puissants financiers ont toujours inspiré les créateurs (Oliver Stone avec Wall Street, Martin Scorsese avec The Wolf of Wall Street à partir de l’autobiographie de Jordan Belfort…) mais plus récemment des créations théâtrales, une Américaine, Chapitres de la Chute – La Saga des Lehman Brothers de Stefano Massini présentée à Québec et à Montréal dans deux productions différentes, une Québécoise, L’Art de la chute du collectif produit par Nuages en pantalon, présentée dans les deux villes, et la nouvelle drôle et satirique de Don DeLillo publiée dans Harper’s et Prospect, Hammer and Sickle qui, publiée ensuite dans la langue de Molière dans Libération, a obsédé l’homme de théâtre français Julien Gosselin pendant des mois avant qu’il l’adapte pour le théâtre.
Ce que Gosselin en a fait, Le Marteau et la Faucille, un étouffant monologue à la fois perturbant et agressant, a été accueilli favorablement au Festival d’Avignon où le fondateur de Si vous pouviez lécher mon cœur avait entrepris une exploration presque obsessionnelle de l’œuvre de DeLillo avec des adaptations théâtrales de trois de ses romans. Le Marteau et la Faucille faisait partie de cette aventure… et en a été extrait pour devenir une entité à part entière dans le cadre du Printemps des Comédiens à Montpellier en mai dernier.
Contrairement à ce que disait le collègue Christian St-Pierre dans Le Devoir, la nouvelle de DeLillo n’est pas anxiogène mais plutôt comique et résolument satirique, écorchant le monde de la haute finance. C’est Gosselin qui la dénature en la transformant en un long monologue à trois ou quatre personnages, noyé dans des loops musicaux assourdissants et une lumière LED rouge – légèrement orangée pour la rendre supportable – qui, malgré des micros efficaces, est tristement inaudible par moments. Fréquents. La création musicale de Guillaume Bachelé et Mathieu Vandevelde est si envahissante, si assommante, si «influençante» qu’elle entraîne – sans doute volontairement, mais quand même… – l’acteur dans un niveau de jeu qui empêche toute nuance, toute variation de couleur.
À la lecture de la nouvelle de DeLillo (en anglais), on se demande pourquoi Gosselin, qui affirme dans le programme avoir «traîné près de moi [ce texte] pendant des années (…) dans mon ordinateur ou mon sac à dos. Je le lisais souvent, le faisait lire à mes amis, aux élèves acteurs que je rencontrais», n’a pas cru bon en garder l’humour, le cynisme. Certes, il donne à son acteur, l’impressionnant Joseph Drouet qui livre une performance colossale d’une exigence physique et mentale prodigieuses, une partition avec bien de la viande autour de l’os (n’en déplaise aux végans de plus en plus nombreux de ce monde…), mais il rend la perception des teintes et de la poésie du texte par le spectateur presque impossible. On est ébahi devant l’exploit de Drouet, par la précision de son jeu, par ces tics nerveux et ces positions physiques précises qu’il infuse à chacune de ses incarnations, mais on se désole de ne pas pouvoir savourer son interprétation davantage.
À l’ère de l’insurrection contre tout ce qui provoque les changements climatiques, tout ce qui nuit à notre belle planète, à moins de 72 heures d’une grève mondiale pour le climat, on s’étonne de voir l’acteur sur scène avec une bouteille d’eau à usage unique et plus encore, on se surprend à penser que l’empreinte carbone de la troupe européenne invitée par l’Usine C pour deux représentations (dans le cadre d’une tournée nord-américaine) d’un spectacle issu d’un texte américain traduit et adapté en France aurait peut-être pu être amenuisée… si Brigitte Haentjens en avait fait une production locale avec Sébastien Ricard. Trop cynique ? Peut-être.
Qu’à cela ne tienne, ce que Julien Gosselin a fait du Marteau et la Faucille est loin d’être dépourvu d’intérêt, bien au contraire, et le jeu de Joseph Drouet est vertigineux, de la haute voltige. Mais la production ne soulève peut-être pas les bonnes questions.
Le Marteau et la Faucille d’après la nouvelle de Don DeLillo Traduction: Marianne Véron Adaptation et mise en scène: Julien Gosselin Interprétation: Joseph Drouet Création musicale: Guillaume Bachelé et Maxence Vandevelde Une production de Si vous pouviez lécher mon cœur Coproduction Printemps des Comédiens Montpellier / Maison de la Culture de Bourges, CCAM Vandoeuvre-les-Nancy, Romaeuropa Les 24 et 25 septembre 2019 à 19h (1h10 sans entracte) Usine C, 1345, avenue Lalonde, Montréal Réservations : 514-521-4493
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