par Yanik Comeau (Comunik Média / ZoneCulture)
Avec toutes les controverses qui ont entouré Robert Lepage l’an dernier, on (excluant la personne qui parle) en a presque oublié qu’il est un pionnier innovateur, un défricheur, un découvreur, un créateur de nouveauté, un magicien inventeur de génie. Ses détracteurs diront que ses défenseurs ne voient plus clair, qu’ils lui pardonnent tout, que Lepage est devenu une marque qui fait courir les foules aveugles mais qu’il faille relativiser. Peut-être que tout le monde a un peu raison, que la réalité (ou la vérité) se trouve quelque part entre ces deux pôles (n’est-ce pas à peu près toujours le cas?), mais j’ai déjà entendu quelqu’un pour qui j’ai le plus grand respect dire: «Il reste que du Robert Lepage ordinaire, c’est quand même du Robert Lepage.»
Créée au Théâtre du Trident à Québec le 29 février 2000 (hé oui, une année bissextile!), La Face cachée de la Lune est de ces œuvres intemporelles et universelles qui pourrait devenir un classique de notre dramaturgie comme semblent le croire les nouveaux codirecteurs artistiques de Duceppe, David Laurin et Jean-Simon Traversy, qui ont eu le bon flash de l’offrir aux abonnés et spectateurs montréalais qui l’ont peut-être vue au TNM en 2003 (déjà avec Yves Jacques qui prenait le relais de Lepage lui-même dans les rôles des frères André et Philippe), qui ont peut-être vu l’excellent film qui en a été tiré et dans lequel Lepage reprenait les rôles, ou qui la découvriront pour la première fois. Comme se questionnent Laurin et Traversy dans le programme de cette dernière production de leur première saison à la barre de Duceppe, «… quels seront les classiques québécois de demain? Quels sont les créateurs dont nous parlerons encore dans 50 ou 100 ans?» Pas de doute qu’ils croient que Lepage et sa Face cachée de la Lune y seront.
Le texte brillant, drôle, qui tricote savamment l’histoire des deux frères dont les personnalités sont aux antipodes et qui viennent de perdre leur mère (la prémisse pour leurs retrouvailles) avec la ligne du temps du programme spatial soviétique, est certes pérenne et durable. Il n’a pas pris une ride depuis sa création et les quelques références qui auraient pris de l’âge (comme le fait que les six milliards d’humains sur terre sont passés à sept depuis la création du spectacle et que Philippe vende des abonnements au journal Le Soleil – papier ! – au téléphone en composant seulement 7 chiffres) ne font que provoquer des sourires nostalgiques.
Ce qui pourrait empêcher La Face cachée de la Lune de passer à l’histoire, d’être remontée et recréée par les générations futures, c’est la machine technique qui vient avec. Comme la majorité des créations signées Lepage, La Face cachée de la Lune ne se monte pas dans un sous-bassement d’église avec trois bouts de chandelle. La machine rôdée au quart de tour comporte un énorme miroir et des néons montés sur une structure rotative (Lepage adore résolument les choses qui pivotent sur elle-même – je me rappelle de l’immense sphère de bois montée sur un système de poulies pour sa production de La Vie de Galilée de Brecht au TNM à la fin des années 80, production à laquelle Yves Jacques participait aussi!), des murs amovibles sur rails qui se transforment, grâce à des projections ou autre tour de passe-passe «magique», en portes d’ascenseur, en garde-robe, en murs de buanderie,… Les manipulateurs, machinistes, techniciens en coulisse travaillent aussi fort que le comédien pour s'assurer que cette immense machine parte du point A au point B sans anicroche de représentation en représentation. Un incroyable tour de force qui laisse bouche bée.
Parlant du comédien, Yves Jacques est au sommet de son art. Alors qu’il disait lui-même avoir tendance à reproduire l’interprétation de Lepage lorsqu’il avait pris la relève dans ce spectacle, quelque chose qu’on remarquait lors des représentations au TNM en 2003 mais qui n’avait rien d’agaçant, notre Claude du Déclin de l’Empire Américain a depuis trouvé ses propres Philippe et André et son interprétation des deux frères est accueilli à bras ouverts – avec raison – par un public en délire. Je n’ai pu faire autrement qu’entendre un peu de Brad Montgomery (un des jumeaux interprétés par Marc Labrèche – un autre «élève» de Lepage qui a repris de son côté Les Aiguilles et l’Opium en tournée internationale, rappelons-le – dans Le Cœur a ses raisons) dans son André, le narcissique et plus insipide présentateur météo, mais on achète et ça fonctionne délicieusement.
Revoir La Face cachée de la Lune après seize ans et redécouvrir les planches à repasser multi usages, le hublot multifonction, les talons hauts de maman, retrouver Beethoven-le-poisson-rouge, la marionnette cosmonaute et l’annuaire téléphonique de Philippe, réentendre la musique originale que Laurie Anderson a créée pour le spectacle, c’est un véritable bonheur.
Pas de doute que La Face cachée de la Lune est un classique contemporain qu’il faut voir. Ruez-vous sur les billets de la supplémentaire du 30 avril qui vient d’être annoncée… et s’ils sont déjà disparus, croisez-vous les doigts en attendant l’annonce de la quatrième souhaitée avant la prochaine marée lunaire.
La Face cachée de la Lune de Robert Lepage Conception et mise en scène: Robert Lepage Consultant à l’écriture: Adam Nashman Collaboration artistique et idée originale: Peder Bjurman Assistance à la mise en scène et direction de plateau: Pierre-Philippe Guay Avec Yves Jacques et Éric Leblanc (marionnettiste). Une production Ex Machina, une présentation de Duceppe 3 avril au 11 mai 2019 (durée: 2h10 sans entracte) *** Supplémentaires: Mercredi, 8 mai 2019 et jeudi, 9 mai 2019 COMPLET * Mardi, 30 avril 2019, 19h30 COMPLET
* Samedi, 27 avril 2019, 20h30 * Samedi, 4 mai 2019, 20h30 * Dimanche, 5 mai 2019, 14h30 Théâtre Jean-Duceppe, Place des arts, Montréal. Billets: 514-842-2112 #1
Comments