par Yanik Comeau (Comunik Média)
Quand Lorraine Hansberry s’est retrouvée sur Broadway avec sa première pièce, A Raisin in the Sun, en 1959, elle écrivait une page d’histoire en devenant non seulement la première afro-américaine à être produite sur une grande scène new-yorkaise mais la première femme à remporter le New York Drama Circle’s Best Play Award. Quelque soixante ans plus tard, elle réécrit une autre page d’histoire – 54 ans après son triste décès à seulement 34 ans d’un cancer du pancréas – alors qu’un théâtre institutionnel québécois monte enfin pour la première fois en français cette pièce devenue un classique du théâtre et du cinéma américain au même titre que les œuvres des plus Blancs que blancs Arthur Miller, Tennessee Williams et Eugene O’Neill.
A Raisin in the Sun, adaptée au cinéma avec le légendaire Sidney Poitier seulement deux ans après sa création sur Broadway et ayant connu un succès éclatant lors de sa reprise il y a cinq ans avec Denzel Washington dans le rôle principal, est une pièce à 10 comédiens dont 9 Noirs. Pourquoi n’a-t-elle jamais été montée en français à Montréal avant maintenant ? Poser la question, c’est un peu y répondre. On peut évoquer le manque de comédiens noirs francophones, mais il faut surtout souligner le fait qu’il faille un courage tout particulier pour se mêler de monter quelque chose à la fois si proche (la famille) et si loin (le clivage entre les races – qu’on le veuille ou non – peut encore être très délicat, même quand on a les meilleures intentions du monde) de nous à la fois.
Pourquoi Jean Duceppe ou Michel Dumont n’ont-ils pas programmé A Raisin in the Sun lorsqu’ils dirigeaient la Compagnie Jean Duceppe ? Peut-être parce que – même si on avait eu le nombre de bons comédiens noirs pour défendre les personnages – il fallait aussi trouver le metteur en scène pour diriger le bateau. Pas certain qu’une production pilotée par Daniel Roussel, Claude Maher ou Martine Beaulne aurait créé l’unanimité…
Confiant le projet à Mike Payette, ex-directeur artistique adjoint du Black Theatre Workshop, actuel d.a. de Geordie Theatre et metteur en scène ayant déjà créé un pont entre les Deux Solitudes en montant une production primée d’Hosanna de Michel Tremblay en anglais au Centaur, Jean-Simon Traversy et David Laurin pouvaient difficilement se tromper. Quand on parle de conditions gagnantes…
Réunissant une distribution solide – dont six comédiens qui en sont à leur première présence chez Duceppe – autour de Frédéric Pierre dans le rôle de Walter Lee Younger, Mike Payette et ses deux assistantes bilingues, Elaine Normandeau et Dayane Ntibarikurue, n’ont pas manqué une seule note. L’ambiance musicale «Delta Blues» de Chicago des années 1950 émanant du vieux poste de radio du salon des Younger et de la trompette puissante de Jason Selman live, le magnifique décor de la scénographe EO Sharp (dont les balcons et escaliers auraient pu être utilisés davantage, mais bon…) emmenée chez Duceppe par Payette après avoir travaillé avec elle sur Angélique au BTW, et les costumes d’Elen Ewing, tout converge dans le même sens pour créer un tout impeccable.
Après avoir déjà apprécié Frédéric Pierre dans Race de David Mamet et C’est ma vie de Brian Clark chez Duceppe (sans parler de ses nombreuses prestations remarquables à la télé), le comédien explose dans un rôle colossal sur lequel il aurait été facile de se casser les dents. Non seulement relève-t-il le défi, il le transcende. Mireille Métellus, dans le rôle de maman Lena, est rien de moins que sublime, à la fois drôle, touchante et chaleureuse.
On se réjouit de retrouver Myriam De Verger dans le rôle de Ruth (formant un couple plausible avec Pierre), Tracy Marcelin dans le rôle de la petite sœur de Walter (et que j’avais beaucoup appréciée l’an dernier dans Centre d’achats au Théâtre d’aujourd’hui), Lyndz Dantiste et Patrick Émmanuel Abellard incarnant les deux prétendants de la belle Beneatha (le premier, formidable dans Le Bizarre Incident du chien pendant la nuit il y a deux ans chez Duceppe et cet été en reprise au Théâtre Gilles-Vigneault et le second, impeccablement bilingue, polyvalent et charismatique dans les deux langues, que j’ai eu la chance d’apprécier dans Gratitude au MainLine Theatre et dans Fight On ! Part 1 & 2 de Infinithéâtre). Éric Paulhus, la «minorité visible» de la pièce, blaguait Frédéric Pierre en conférence de presse, est le méchant de service qui ne tombe jamais dans la caricature.
Cette production aura pris du temps à voir le jour, c’est vrai, mais pas de doute qu’elle défonce enfin des portes et qu’elle brise des plafonds de verre. On ne se reconnaît pas dans une famille afro-américaine des années 1950 tiraillée par des questions d’argent, de discrimination, de désir de s’en sortir ? Mais voyons donc ! Une famille, c’est une famille. Qu’il s’agisse de celle de Laura dans La Ménagerie de Verre, des Loman de Mort d’un commis-voyageur, des Dubé de Serge Boucher, des Brassard, des Guérin ou des Tremblay… de Tremblay.
Efficacement traduite par Mishka Lavigne, A Raisin in the Sun (Héritage) ouvre en beauté la deuxième saison du tandem Laurin-Traversy chez Duceppe… touchant droit au cœur les publics de toutes les couleurs et de toutes les générations.
Héritage (A Raisin in the Sun) de Lorraine Hansberry Traduction: Mishka Lavigne Mise en scène: Mike Payette Avec Patrick Émmanuel Abellard, Lyndz Dantiste, Myriam De Verger, Malik Gervais-Aubourg, Tristan D. Lalla, Tracy Marcelin, Mireille Métellus, Éric Paulhus, Frédéric Pierre, Jason Selman. Production de la Compagnie Jean Duceppe. 4 septembre au 5 octobre 2019 (durée : 2h30 incluant un entracte) **** supplémentaire : samedi 5 octobre 2019 à 20h Théâtre Jean-Duceppe, Place des arts, Montréal. Billets: 514-842-2112
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