par Yanik Comeau (Comunik Média / ZoneCulture)
On pourrait questionner la décision de Sylvain Bélanger de vouloir remonter Bashir Lazhar d’Evelyne De la Chenelière seulement dix ans après sa création dans le même théâtre et six ans après une adaptation cinématographique tellement marquante par Philippe Falardeau. Pourtant, non seulement le directeur artistique du Théâtre d’Aujourd’hui remporte-t-il son pari, il le fait avec un comédien qui en est à ses premières armes au théâtre, le rappeur Rabah Aït Ouyahia, qui relève le défi haut la main.
Créée dans la salle Jean-Claude-Germain du CTD’A en janvier 2007 dans une mise en scène du conjoint de l’auteure, le codirecteur artistique du Nouveau Théâtre Expérimental Daniel Brière, cette pièce-monologue est un véritable bijou de sensibilité, de simplicité, de vérité et de pertinence.
Alors que Brière avait opté pour une scénographie hyperréaliste (un bureau d’enseignant, un fauteuil de maître et un tableau sur roulettes, dans mes souvenirs) pour entourer feu Denis Gravereaux à la mémoire de qui la nouvelle production est dédiée, Bélanger choisit un environnement plus suggéré avec une scéno encore plus minimaliste signée Julie Vallée-Léger et une conception d’éclairage de Cédric Delorme-Bouchard qui fait le reste du travail pour créer les différents espaces où évolue notre monsieur Lazhar. Et lorsque Bashir s’adressera aux élèves de Martine Lachance, les spectateurs dans la salle, il le fera en descendant sur un proscenium qui s’avance dans le public, augmentant la proximité avec ses auditeurs dans une salle déjà pas mal intime.
Photo: Valérie Remise
Toute cette intimité – et le fait que le public ne soit pas plongé dans le noir pendant tout le spectacle – aurait pu s’avérer encore plus intimidant pour Rabah Aït Ouyahia, seul en scène pendant 70 minutes, lui qui a certes une vaste expérience de performeur mais pas l’habitude de jouer au théâtre, encore moins à poser des questions à des enfants qui ne sont pas là, à faire semblant qu’ils l’interrompent et dérangent son cours magistral, à s’adresser à une collègue de travail qui pourrait devenir plus, à une directrice qui ne lui fait pas la vie facile ou à un commissaire qui se prend pour le nombril du monde…
Photo: Valérie Remise
Parce que Bashir Lazhar, c’est l’histoire d’un enseignant arabe sans papiers que l’on embauche comme suppléant de dernière minute dans une classe de sixième année – faute de trouver rapidement quelqu’un qui soit disponible et légalement qualifié à quelques heures d’avis –, un réfugié politique qui sera accueilli comme un chien dans un jeu de quilles avec sa dictée d’un extrait de roman de Balzac à son premier jour en classe. Et malgré quelques maladresses, quelques difficultés liées au choc culturel, Bashir fera son chemin dans le cœur des enfants et ceux-ci lui rendront bien.
Malheureusement, comme c’est souvent le cas dans notre société faussement accueillante et hypocritement «ouverte» sur le monde, les enfants seront plus ouverts et disponibles au changement et à la diversité que les adultes.
Sachant qu’en général, les programmations des théâtres sont faites au moins deux – parfois trois – ans à l’avance ou au minimum, que certains projets sont prévus longtemps avant d’arriver sur les planches, Sylvain Bélanger était-il déjà happé par la crise des migrants syriens lorsqu’il s’est dit : «Tiens, Bashir Lazhar, pourquoi pas ?» Aurait-il pu prévoir l’élection de Donald Trump et les ressortissants, réfugiés et migrants haïtiens qui allaient se bousculer à nos frontières pour venir dormir dans notre Holiday Inn improvisé, l’éléphant blanc de Roger Taillibert et de Jean Drapeau érigé pour les Jeux Olympiques de 1976 ? Qu’à cela ne tienne, Bashir Lazhar reprend du service à un moment dans l’histoire où nous sommes tous plus sensibles que jamais à cette mouvance troublante, où nous entendons parler quotidiennement de populations presque entières qui tentent de fuir des pays qu’ils ont aimés mais qu’ils ne peuvent plus habiter en toute sécurité.
Photo: Valérie Remise
Rabah Aït Ouyahia, sous l’habile direction de Sylvain Bélanger, nous offre un Bashir Lazhar attachant, touchant, drôle, tendre. Ce casting audacieux s’avère étonnamment judicieux et les préjugés que l’on aurait pu avoir devant ce « non-acteur » qui s’attaque à un premier rôle casse-cou s’évaporent rapidement.
La saison 2017-2018 de la salle principale du Théâtre d’Aujourd’hui s’ouvre donc sur un nouveau classique de notre dramaturgie, grâce à la vision d’un directeur artistique qui n’a pas froid aux yeux et à un nouvel acteur qui, avec son metteur en scène, prend « à bras-le-corps les défis de l’ouverture et de l’équité », comme le souligne Sylvain Bélanger dans le programme. Un triple jeu réussi.
Bashir Lazhar Texte : Évelyne de la Chenelière Mise en scène : Sylvain Bélanger Avec Rabah Aït Ouyahia Une production du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui Du 19 septembre au 14 octobre 2017 (1h10 sans entracte) Salle principale – Théâtre d’Aujourd’hui, 3900, rue Saint-Denis, Montréal
Pour plus d’informations : http://www.theatredaujourdhui.qc.ca/bashirlazhar
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