par Yanik Comeau (Comunik Média / ZoneCulture)
Dans la même semaine, j’ai vu deux pièces de deux heures 10 minutes sans entracte. Ce n’est pas habituel. En général, les pièces font entre 1h15 et 1h45. Et lorsqu’elles sont plus longues, on les coupe avec un entracte. Pour tenir le spectateur – dont le niveau d’attention est de plus en plus réduit – captif et allumé pendant plus de 75 minutes, il faut être fait solide. Comme le disait une célèbre comédienne, metteure en scène et directrice artistique de théâtre qui n’a plus besoin d’être nommée: «À quelle heure le punch ?»
Dans le cas de La Face cachée de la Lune et de Pour qu’il y ait un début à votre langue de Steve Gagnon inspiré de l’œuvre du romancier Sylvain Trudel (Le Souffle de l’Harmattan et Du mercure sous la langue), le temps est comme suspendu, passe comme un doux vent du printemps, échappe à tout. On se retrouve submergé dans un univers qui nous captive, nous fait tout oublier. De façons fort différentes, la première dans une scénographie élaborée et impressionnante, la seconde avec quelques éléments de décors et une mise en scène épurée. Ce qu’elles ont en commun ? Des textes riches, puissants, remplis d’humour et d’émotions.
Pour qu’il y ait un début à votre langue – parce que j’ai déjà fait ma critique de La Face cachée de la Lune et que c’est bien de la nouvelle pièce de Steve Gagnon dont je veux parler maintenant – est un véritable bijou. Un texte d’une poésie limpide, jamais lourde ou ampoulée, juste belle. Une histoire complexe et simple à la fois, des personnages crédibles, attachants, vivants, drôles, touchants, même bouleversants par moments… profondément humains. Steve Gagnon se meut habilement dans l’univers de Trudel, transposant avec l’intelligence et l’habilité qu’on lui connaît, des personnages aussi charmants que faillibles, aussi truculents que retenus.
La mise en scène de l’auteur est à la fois inventive et subtile. Jamais elle ne prend trop de place. Elle offre aux comédiens de jolies trouvailles pour qu’ils brillent de tous leurs feux. Au milieu de l’action, Frédéric – à l’adolescence et à l’âge adulte –, joué par un Frédéric Lemay adorable, touchant, attachant, est aux soins palliatifs, à la fin de sa vie trop courte, soigné par une préposée aux bénéficiaires attentionnée incarnée par l’excellente Claudiane Ruelland. On rencontrera les amis de Frédéric, Wilson (joué par Jonathan Saint-Armand) et Odile (la sublime Pascale Renaud-Hébert époustouflante dans tout ce qu’elle fait, notamment L’Art de la Chute au Périscope et à La Licorne au printemps 2017), ses parents (hilarante et décapante Nathalie Mallette, désopilant et touchant Daniel Parent) et ses grands-parents (la grande, épatante, délirante et attendrissante Linda Laplante et le déchirant, fin, subtil Richard Thériault).
Personne ne peut rester de glace devant un spectacle d’une telle efficacité, d’une telle beauté. Le public passe du rire à s’en tenir le ventre avec des dialogues et des monologues (surtout !) qui font écarquiller les yeux (Vraiment ? Ils sont allés jusque-là ? Wow ! se dit-on souvent au courant de la représentation) aux moments où l’on cherche un mouchoir dans ses poches ou son sac à main pour s’essuyer les yeux ou se moucher. Les monologues de Nathalie Malette, de Daniel Parent et de Linda Laplante sont tous des pièces d’anthologie, des moments inoubliables que l’on aimerait revoir plus d’une fois. Le moment d’intimité que partage le grand-père avec son petit-fils mourant – cloîtré dans son mutisme – est une des choses les plus belles, les plus déchirantes que j’aie vue sur une scène de théâtre. Ce n’est pas peu dire. Il faut – je n’insisterai jamais assez – il faut voir ça, se laisser toucher par cette interprétation inspirée.
Dans une saison quasi bénie des dieux à la salle Fred-Barry, Pour qu’il y ait un début à votre langue de Steve Gagnon est une gigantesque et scintillante cerise dorée sur un sundae débordant de délices. Il reste la nouvelle mouture du Scriptorium à venir, mais… on sera ailleurs, c’est sûr. Ça n’enlève rien au Théâtre Le Clou!, au commissaire de cette année Didier Lucien ou au metteur en scène Sylvain Scott, mais… les comparaisons, ici, seraient bien injustes.
Pour qu’il y ait un début à votre langue de Steve Gagnon Mise en scène: Steve Gagnon Avec Linda Laplante, Frédéric Lemay, Nathalie Mallette, Daniel Parent, Pascale Renaud-Hébert, Claudiane Ruelland, Jonathan Saint-Armand et Richard Thériault Concepteurs : Julie Basse, Marie-Renée Bourget-Harvey, Estelle Charron, Émile Lafortune, Liam Lett, Chantal Poirier, Adèle Saint-Amand, Maude St-Pierre, Uberko Une production de Théâtre Shakespeare, Jésus et Caroline Du 3 au 20 avril 2019 (2h10 sans entracte) Salle Fred-Barry (Théâtre Denise-Pelletier), 4353, rue Sainte-Catherine, Montréal Réservations: 514-253-8974
Photos: Dylan Sheper
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